mardi 5 août 2008

L’identité d’un peuple

בס"ד

L’identité d’un peuple

Par Manitou, le Rav Yéhouda Léon Ashkénazi, Zatsal


Propos recueillis par Victor Malka et publiés dans Aujourd’hui être juif, éditions du Cerf, 1984, pp. 65-75

Victor Malka : On vous présente comme un Juif mystique. Vous reconnaissez-vous dans cette appellation ?

Manitou : Le terme de mystique a différentes significations et je ne sais pas celle que vous lui donnez. Cela vient peut-être que j’ai été un des premiers, en France, après la guerre, à étudier le midrash – et sinon à l’enseigner, du moins à m’en inspirer – et les textes de la Kabbale et que pour ceux qui ne sont pas vraiment familiers à ce genre d’études, c’est le terme de mystique qui s’impose en premier lieu.

Dans la civilisation contemporaine, après la grande crise de la tradition chrétienne en Occident, et étant donné que nous parlons des langues européennes et que cela imprègne les formulations du judaïsme en Occident, il y a secondarisation de la pensée qui s’est faite. Il y a une pudeur à se présenter vraiment comme croyant. Peut-être a-t-on trouvé alors, dans le style de mon enseignement, cette identification. Et c’est cela que l’on voudrait indiquer par le terme de mystique.

Ma propre étude de ce que représentent les mystiques dans les grandes traditions culturelles m’amènerait plutôt à identifier, d’une certaine manière, l’expérience mystique à l’expérience païenne. Le mystique, c’est quelqu’un qui identifie sa personne, peu ou prou, à la divinité elle-même. Et je suis étranger à ce genre d’expérience.

Il n’y a donc pas de mystique juive ?

Je ne crois pas. Il y a des mystiques juifs dont l’expérience est intériorisée avec beaucoup de pudeur à l’échelle individuelle. Cette expérience, lorsqu’elle reste subjective, est admise par la tradition, mais si elle s’érige en orthodoxie, elle risque de devenir une hérésie.

La tradition juive se définit comme une fidélité à ce qu’a été la révélation prophétique. Or il s’est passé un évènement historique si important qu’il a disparu de la mémoire : l’arrêt de la prophétie. On ne prête pas suffisamment attention à la signification de cet évènement. Cela s’est produit il y a très longtemps, et cela a été annoncé par les prophètes hébreux eux-mêmes, en même temps que l’exil du peuple d’Israël et que la destruction du Temple. On peut, en schématisant à l’excès, indiquer trois types de réactions culturelles dans l’humanité à l’arrêt de la prophétie. En Occident est apparue la philosophie. En Orient, le mysticisme. En Israël – il s’agit de la tradition juive à proprement parler – il y a eu une réaction religieuse dans le sens classique du terme : fidélité à ce qu’a été l’évènement de la prophétie. Cet évènement avait cessé à l’échelle collective, en tant qu’expérience dévoilée. Il continue sous une autre forme à l’échelle individuelle : c’est ce que nous appelons l’inspiration du Rouah Haqodesh. Mais le fait prophétique et le fait mystique sont de natures différentes. Dans le fait de prophétie – et donc, dans la fidélité à cette mémoire – il y a altérité entre le Dieu qui parle et le croyant qui écoute sa parole. Dans l’expérience mystique, il y a confusion des substances.

A vous entendre, il n’y aurait pas de prophète mystique juif ?

C’est une erreur culturelle pure et simple d’appeler les prophètes d’Israël des mystiques. Je ne dis pas que nous ne comprenions pas l’expérience mystique, mais elle n’entre pas dans notre propos qui est de savoir et de comprendre ce que la parole révélée par le créateur du monde demande de sa créature.

Jusqu’aux années soixante-dix, vous étiez un maître à penser du judaïsme français. De partout, on venait vous consulter. La diaspora était quelque chose d’important pour vous. Puis un jour, vous avez décidé de vous installer en Israël. Considérez-vous aujourd’hui qu’on ne peut être totalement juif qu’à Jérusalem ?

En tout cas qu’en étant israélien. C’est d’abord une question d’identification. Etais-je maître à penser ? Je ne sais pas ce que cela veut dire. J’ai été essentiellement un éducateur. La manière de penser, c’est une expérience personnelle : on n’apprend pas à quelqu’un à penser. On lui transmet des contenus.

Le cheminement que vous évoquez a duré un certain temps. J’avais conscience qu’avec l’apparition de la société israélienne un évènement important était advenu dans l’histoire de notre peuple. Il y a deux mille ans, la nation hébraïque avait été détruite par la civilisation romaine. Le peuple juif, héritier des Hébreux, était né de cette destruction, mais avec des dimensions d’identité différentes. La nation hébraïque, telle que l’évoque la Bible – carte d’identité de l’Hébreu – se définissait par une formule simple : un Hébreu est un Hébreu, perçu comme tel, s’acceptant comme tel, ayant sa conception du monde (on dirait aujourd’hui sa philosophie), sa propre religion, sa langue, sa culture. C’est une identité simple, sinon à vivre, du moins à définir, parce qu’elle ne fait pas problème ; On était hébreu comme un Assyrien était assyrien et un Gaulois, gaulois… Cette manière d’être homme a eu un impact considérable dans l’histoire de l’humanité en général. Il suffit de penser entre autres à la chrétienté pour l’Occident ou à l’islam, pour l’Orient, qui sont tous deux, dans leur rivalité avec le judaïsme, des retombées de l’histoire hébraïque. C’est au niveau de la personnalité et de la manière d’être homme – pour employer le vocabulaire des personnalistes – que l’Hébreu se définissait.

Lorsque la nation hébraïque a été détruite, est donc apparue l’identité juive. Les Juifs sont en réalité, historiquement, les Judéens de la dispersion. Le mot désigne les derniers des Hébreux, les membres du deuxième royaume de Juda. L’identité juive est une identité mixte. Il n’y a jamais eu de « juif » : il n’y a eu que des judéo-quelqu’un d’autre. C’est une identité composée, composite, avec plusieurs dimensions.

Et tel a été notre cas au cours de la dernière génération de l’exil : je me suis, par exemple toujours connu comme un Juif né en Algérie, avec cette dimension d’identité algérienne qui ne me quitte pas, de culture et de citoyenneté françaises et, d’autre part, hébreu par hérédité, par nostalgie, par fidélité de la vie intérieure, par culture et par religion aussi.

Ainsi le Juif s’est-il toujours défini dans sa fidélité propre, dans deux dimensions toujours anachroniques : une dimension le reliant au passé hébreu, de nostalgie absolue, dans l’espérance de la restauration hébraïque et, d’autre part, une dimension le reliant à l’avenir.

Or deux mille ans, c’est long. Cela a été une histoire héroïque, extrêmement riche. A travers ces deux mille ans d’histoire, les Juifs ont fini par s’habituer à une situation et à un statut qui étaient nécessaires pour leur survie mais provisoires. Cela explique que bien des Juifs aient été plus que perplexes lorsque le phénomène du sionisme dans son aboutissement a restauré, dans les commencements d’une histoire qui est encore à faire, l’identité de la nation hébraïque.

C’est pourquoi vous parlez de la réhébraïsation ?

Il y a deux mille ans, l’Hébreu était devenu juif. Aujourd’hui, le Juif redevient hébreu, et c’est cela l’identité israélienne. C’est un phénomène irréversible à l’échelle collective, et c’est quand un Juif prend conscience de cette irréversibilité qu’il devient israélien.

Bien que, à l’échelle individuelle, et pour le plus grand nombre du peuple juif, un phénomène de perplexité continue d’exister. Nous sommes nombreux parmi les Israéliens à admettre comme absolument légitime le fait que le rythme de la régularisation d’identité à l’échelle individuelle ne soit pas le même que celui de la collectivité.

Ce qui signifie, en fait, que vous êtes hébreu et celui qui vous interroge juif ?

Nous sommes tous deux d’origine juive. Pour moi, cette origine trouve sa légitimation dans l’hébraïsation. D’autre part, le Juif de la diaspora est le membre de ce même peuple mais en cours d’histoire et qui cherche encore sa voie. A mon sens, il ne peut y avoir – et je schématise – que deux possibilités : ou bien la rehébraïsation, et je prends ce terme pas seulement dans le sens linguistique, même s’il est important, mais dans le sens de l’identité – ou bien une aventure dont nous ne voyons pas très bien où elle peut mener mais qui nous inquiète beaucoup : celle d’une identité juive cosmopolite qui continuerait l’histoire de l’ancienne diaspora.

Il y aurait donc deux problématiques : celle du Juif et celle de l’Hébreu ?

Pendant deux mille ans, le Juif a porté en lui cette espérance de redevenir l’Hébreu. Aujourd’hui, l’histoire a réalisé cette espérance dans les difficultés considérables que nous savons et avec une interpellation pratiquement universelle. Et c’est d’ailleurs l’indice de l’importance de l’évènement.

D’autre part, il y a une identité juive qui pose problème. Le Juif peut aujourd’hui, s’il le souhaite, régulariser son identité et pourtant il ne le fait pas. Il y a donc des obstacles de l’ordre de l’intérêt et de la perplexité….Le processus qui est en cours est lourd de virtualités.

Oui, mais en Israël aussi, il y a des Hébreux dont la relation avec le judaïsme est des plus ténues ?

Etre Juif perplexe en Israël c’est tout de même être à l’abri…. C’est être dans la maison. Etre juif perplexe dans la diaspora, c’est mettre en question le point central de son identité.

Jusqu’en 1948, la diaspora était celle du deuxième royaume de Juda. Subitement, le troisième Etat juif – Israël – apparaît. Et il y a une perpétuation de l’ancienne diaspora. Ce qui nous inquiète, ce ne sont pas tellement les juifs comme individus, mais les organisations qui projettent sur eux une idéologie fictive.

Quand on observe la vie des communautés juives en diaspora aujourd’hui – que ce soit au niveau des individus ou à celui des organisations – ce qui frappe, c’est le côté dérisoire de cette vie, et le fait qu’il n’y ait plus, aujourd’hui, que des juifs perplexes.

L’israélien moyen est davantage préoccupé par la massivité des évènements que par les questions d’idéologie ou par les définitions formelles. Les évènements sont tels qu’ils rendent caduques et fictives les analyses idéologiques.

Cette perplexité dont vous parlez était positive avant la création de l’Etat d’Israël, mais l’ampleur des évènements qui se développe autour de cette création est, pour nous, l’argument essentiel. La coalition quasi universelle contre Israël est significative. Cela prend donc le pas sur la recherche philosophique ou idéologique de savoir s’il continue d’exister une légitimité juive en dehors de l’aventure israélienne.

Peut-on être hébreu sans foi, sans dogme, sans Dieu ?

Dans la mesure où l’on participe de l’identité collective, on est conscient que, quelle que soit l’option individuelle d’athéisme ou de déjudaïsation, on fait partie d’un ensemble qui, lui, est l’un des contractants de l’alliance entre Dieu et Israël, en termes bibliques.

La différence doit être mise entre l’option individuelle et l’option collective. Je ne sais pas si on peut faire l’inventaire de ce qui sépare l’Israélien du Juif de diaspora par rapport aux problèmes dont nous parlons. Il y a cependant une point qui me parait significatif : le Juif de diaspora n’a pas encore compris que la dimension collective de son peuple s’est concrétisée. Elle était objet d’espérance ; nous parlions de peuple juif, mais nous vivions la vie de communautés parcellaires. Cette dimension collective, l’Israélien l’a réalisée.

Dans notre siècle où la prophétie n’éclaire pas les consciences, il n’est peut-être pas important que les juifs ne croient pas en Dieu. L’essentiel est qu’il sache que Dieu croit en lui.

Ce que nous savons, au fond, du Dieu qui s’est révélé à Israël, c’est le fait que l’histoire d’Israël a une signification particulière…. Il faut faire confiance à ce peuple : le fait de vivre l’accomplissement des promesses que les prophètes ont faites au nom de Dieu est une option de confiance en ce Dieu, même si on ne se sert pas du vocabulaire théologique.

Dans les derniers siècles de l’histoire des Juifs de la diaspora, il y a un grand malentendu qui s’est glissé dans les consciences : c’est une erreur de définir le judaïsme d’abord comme une religion. L’identité juive se définit, d’abord, comme celle d’un peuple. Ce peuple a, comme religion, la religion juive.

Mais il y a bien conflit – et des plus aigus – entre religieux et non religieux en Israël ?

Projeter les catégories d’opposition entre l’Eglise et l’Etat, de cléricalisme, de théocratie sur la réalité hébraïque est illégitime, aussi illégitime d’ailleurs que de les projeter sur une société islamique.

Nous en sommes aujourd’hui au stade où deux sortes de Juifs ont décidé de redevenir hébreux : ceux qui l’ont décidé pour ne plus être juifs et ceux qui l’ont décidé pour pouvoir l’être vraiment. C’est un phénomène dont l’origine remonte à l’Emancipation. Dans les pays d’Europe occidentale où il y avait peu de Juifs (la France, l’Angleterre, l’Allemagne, l’Italie par exemple), l’Emancipation était une solution vraisemblable. Mais dans les pays d’Europe centrale et orientale – où les populations juives étaient réellement importantes – c’était là une solution difficilement praticable. Dans ces pays où est né le sionisme politique, on ne laissait pas les Juifs s’assimiler, c'est-à-dire se déjudaïser.
Un solution est alors apparue : c’était de restaurer la nation juive.

Vous confirmez que le sionisme a, d’une façon ou d’une autre, déjudaïsé le judaïsme ?

Indéniablement. Peut-être était-ce le prix à payer pour pouvoir opérer cette mutation ? Il y a une raison particulière qui éclaire la lutte entre religieux et non religieux en Israël. C’est le fait que les fondateurs du sionisme politique ont été alertés par le risque de disparition du peuple juif dans la civilisation européenne. Ils ont trouvé comme obstacle à leur projet, la tradition synagogale. La symbiose des Juifs avec l’extérieur était si forte, elle était tellement ancrée dans la société, qu’on avait cru que les persécutions qui s’annonçaient étaient une péripétie parmi d’autres et qu’on pouvait les traverser sans trop de mal.

De sorte que les fondateurs du sionisme politique, dans leur majorité, ont dû s’opposer à la tradition synagogale. Autrement dit, pour sauver les Juifs, il leur fallait détruire les communautés. La réaction des rabbins fut inévitable : ils se sont opposés au sionisme qu’ils considérèrent comme une entreprise de déjudaïsation.

Cela ressemble à une tragédie : les rabbins accusaient les sionistes de perdre l’âme des juifs, et les sionistes accusaient les rabbins de perdre leurs corps. Il fallait donc détruire le judaïsme pour sauver les Juifs. De cette problématique, nous payons encore aujourd’hui les conséquences.

Il faut tenir compte de ceci : il y a une sorte de haine réciproque qui sous-tend les relations entre religieux et non religieux. Tant que les leaders des deux courants ne s’expliqueront pas et ne découvriront pas ensemble ce qu’ils ont de commun et qui est bien plus considérable que ce qui les sépare – nous vivons ce Kulturkampf.

Ce dialogue, vous le croyez possible ?

Il commence à se faire dans la société israélienne depuis la guerre de Kippour, en 1973. On s’est rendu compte des deux côtés qu’il y avait une condition commune, dans le sens existentialiste du terme. C’est à cette époque qu’est née la formule « Israël, juif des états ». Des Israéliens non religieux ont alors commencé à réfléchir au sens juif de leur histoire et des religieux ont pris conscience de leur communauté de destin avec ceux qui ont forgé l’Etat.

Selon vous, donc, le judaïsme ne se définit pas d’abord par la religion. Pour quel type de judaïsme militez-vous ?

Il y a une définition minimale qui peut faire l’unanimité : il faut participer à l’histoire de ce peuple, quelque soit la manière dont chacun s’y insère. Et il peut parfois y avoir des expériences sur le mode négatif.

Vous voulez dire qu’être contre, c’est une manière d’être pour ?

Quand on est contre, c’est qu’on est concerné. Cela dit, il y a des niveaux d’authenticité. Il y a des courants de la vie juive qui réalisent, plus ou moins, l’authenticité de la collectivité. Je substitue pour ma part, au terme de confession religieuse, celui de la Torah qui implique l’évidence que la religion juive ne peut être qu’hébraïque. Il me semble qu’il y a eu trois dimensions de définition de notre identité qui, jusqu’à l’époque de l’Emancipation s’unifiaient. On était simultanément juif par la relation à la Terre d’Israël, à la Torah d’Israël et au peuple d’Israël.

Avec l’Emancipation, ces trois dimensions se sont disjointes et ont éclaté. Il y a encore un grand nombre de Juifs qui participent des trois dimensions à la fois.

Depuis l’Emancipation, il y a donc trois types de juifs identifiés dans l’histoire. Ceux qui se définissent uniquement par la participation à l’histoire du peuple ; ceux qui privilégient la religion (et ceux-là ont substitué l’identité de confession religieuse à la relation de la Torah), et enfin ceux qui s’affirment juifs uniquement par leur relation à la Terre, c'est-à-dire ceux que l’on appelle les sionistes non religieux.

Ces trois manières d’être juif sont toutes trois légitimes. Lorsqu’elles approfondissent leurs différences, elles ont tendance à se caricaturer et à se combattre.

Notre peuple est soumis, aujourd’hui à une pression de l’histoire quasi universelle qui l’oblige à résister au risque de disparition.

Nous avons eu à subir trois combats, et à chacun de ces combats, des Juifs ont pris le parti des ennemis de leur peuple. D’abord, on a tenté de nous couper de la Torah. Nous avons survécu et c’est déjà exceptionnel puisque nous sommes revenus, deux mille après, en Israël, avec la Torah sous le bras. Puis on a essayé de détruire le peuple, purement et simplement. Nous sommes de cette lutte, également sortis vainqueurs. Aujourd’hui, on veut nous couper de notre terre.

Il y a un ordre d’urgence, et vous trouverez sans doute paradoxal qu’un rabbin vous dises que l’ordre d’urgence, de nos jours, ce n’est pas la Torah mais l’identité du peuple et de la Terre, à l’abri de laquelle la Torah peut être authentique.

Mais il y a des Juifs, aujourd’hui, en diaspora, qui n’ont aucun rapport ni avec la Torah, ni avec la terre, ni avec le peuple d’Israël.

Ce n’est pas nouveau dans notre histoire. Ces Juifs mettent en évidence le problème de la responsabilité particulière que portent les rabbins. Ils se tiennent trop dans des positions qui nous paraissent, vues d’ici en Israël, trop archaïques. Si les éducateurs disaient la vérité aux Juifs de la diaspora en leur expliquant que leur histoire est d’abord celle d’une nation – et non celle d’un appendice culturel ou confessionnel – la conscience juive pourrait retrouver son authenticité.

Vous n’êtes pas choqué par le fait que la plupart de ceux qui prennent la parole aujourd’hui au nom du judaïsme en diaspora soient des hommes détachés de toute culture juive ?

Le judaïsme n’est pas une idéologie. Ce n’est pas le cosmopolitisme, phénomène très répandu aujourd’hui. Il y a deux mille ans, la chrétienté s’est définie comme une religion issue du peuple juif mais coupée de la nation d’Israël.

Je me demande dans quelle mesure cette idéologie cosmopolite de la diaspora ne prend pas aujourd’hui une direction parallèle. C'est-à-dire une identité d’origine juive mais coupée de la nation juive.

Que reprochez-vous au cosmopolitisme ?

Il est étranger au judaïsme, en ce sens qu’il se définit comme ne faisant partie d’aucune nation. Le judaïsme, lui, est une nation au milieu des autres mais à vocation universelle.

Comme Juif séfarade, revendiquez-vous une spécificité quelconque dans le panorama juif d’aujourd’hui ?

Absolument. Je crois que la bifurcation provoquée par l’Exil a fait exister deux types de Juifs. L’identité du Juif ashkénaze s’est formulée et exprimée dans le monde de la civilisation chrétienne. Celle du Juif séfarade s’est réalisée dans le monde islamique.

Il y a là un schéma biblique important : Israël, chez Ismaël, c’est Isaac. Chez Esau, c’est Jacob.
La problématique à l’égard du non Juif est différente, de ce fait, selon qu’il s’agit d’un Séfarade ou d’un Ashkénaze. Nous étions interpellés, en pays sépharade, par le musulman, qui a, vis-à-vis d’Israël un conflit qui concerne la terre et non le ciel. En pays ashkénaze, nous étions interpellés par le chrétien. Or le conflit – sérieux – du christianisme avec le judaïsme concerne le ciel.

Ainsi les civilisation chrétiennes s’habituent-elles à donner la citoyenneté politique à leurs Juifs, mais ont-ils place ces Juifs dans le paradis des élus ? Inversement, le musulman sait parfaitement que le ciel appartient au peuple d’Abraham, mais il n’a pas de place sur terre. Ces deux identités ont une histoire très longue et très riche. Elles existent et on ne peut pas les annuler par simple décret.

Elles restent cependant des identités de l’exil. En tant qu’Israélien venu de la diaspora, je resterai toute ma vie, à cent pour cent, séfarade. Mais je sais que mes enfants se reconnaîtront comme d’ « origine » séfarade.

Vous arrive-t-il de craindre pour l’avenir des Juifs de la diaspora, face à la vitalité de l’assimilation, des changements de noms et parfois des conversions ?

Pour un juif traditionnel, l’identité d’un Juif, quelque soit sa manière de se relier au judaïsme, est un bien très précieux. Nous sommes un peuple de rescapés. Et chaque fois que nous pensons à ces vagues d’assimilation, nous y pensons avec tristesse et inquiétude.

Il me semble que l’obstacle à cette déjudaïsation ne passe plus aujourd’hui, globalement, par la transmission de ce que l’on appelle les « valeurs juives ». Ne serait-ce que parce qu’il est parfois difficile, dans telle ou telle langue, de faire la différence entre le message du christianisme et celui du judaïsme. Beaucoup de nos valeurs sont tombées désormais dans le domaine public. L’obstacle de cette assimilation ne peut être que l’enseignement de l’hébreu comme langue. A l’abri de l’hébreu, l’assimilation est moins forte.

Nous sommes cependant bien plus inquiets devant les risques que représente la renaissance de l’antisémitisme. Chaque fois que la symbiose culturelle du judaïsme avec la civilisation locale a réussi, des catastrophes se sont abattues sur le peuple juif. Cela a été le cas de l’Espagne et de l’Allemagne…. Or, aujourd’hui, la symbiose culturelle judéo-chrétienne est en train de réussir en Amérique et aussi en Europe, particulièrement en France. Quel en sera le résultat ?